41.
La disparition
Ian est resté assis dans l’obscurité avec moi pendant trois jours.
Il ne m’a quittée que quelques minutes de temps en temps pour aller nous chercher de la nourriture et de l’eau. Au début, Ian mangeait, mais pas moi. Et puis, lorsqu’il a compris que mes privations étaient volontaires, il a jeûné avec moi.
Je profitais de ses courtes absences pour assouvir des besoins naturels, grâce à la proximité de la rivière souterraine. À mesure que mon jeûne s’éternisait, mes besoins se faisaient moins pressants.
Je m’endormais malgré moi, mais je veillais à ce que le somme ne soit jamais effectué dans une position confortable. Le premier jour, je me suis éveillée la tête sur les genoux de Ian. Dans un sursaut, je me suis éloignée de lui. Ma réaction de rejet a été si violente qu’il n’a jamais réitéré son geste. Après ça, je m’écroulais à même le sol et, à mon réveil, je me remettais en boule, murée dans ma bulle de silence.
— Gaby, s’il te plaît, a murmuré Ian le troisième jour. (Du moins, je pensais que c’était le troisième jour ; j’ai perdu la mesure du temps dans ces ténèbres muettes. C’était la première fois qu’il parlait.)
Sans avoir besoin d’ouvrir les yeux, je savais qu’un plateau de nourriture trônait devant moi. Il l’a approché jusqu’à ce que le rebord touche ma jambe. Je me suis reculée.
— Je t’en prie. Mange quelque chose.
Il a posé sa main sur mon bras, mais l’a retirée tout de suite quand il m’a sentie tressaillir.
— Je t’en supplie, ne me hais pas. Je m’en veux tellement. Si j’avais su, j’aurais empêché ça. Ça ne serait pas arrivé.
Il n’aurait jamais pu les arrêter. Il était seul contre tous. Et comme l’avait dit Jared, il n’y voyait pas d’objections avant. J’étais l’ennemi. Même chez les plus compatissants des humains, la miséricorde se bornait à leur propre espèce.
Doc n’aurait jamais infligé de la souffrance intentionnellement à une autre personne. Je me demandais même s’il n’aurait pas tourné de l’œil devant une scène de torture, sensible comme il l’était. Mais l’agonie d’un ver, d’un mille-pattes ? Pourquoi se soucierait-il des souffrances indicibles d’une créature étrangère ? Pourquoi avoir des scrupules, s’il tuait un bébé alien, lentement, en le coupant morceau par morceau, puisqu’il n’avait pas de bouche humaine pour hurler ?
— J’aurais dû te prévenir, a murmuré Ian.
Cela aurait-il changé l’horreur de l’événement ? Qu’on me raconte la torture plutôt que de la voir de mes propres yeux ? La douleur aurait-elle été moins forte ?
— Mange, je t’en prie.
Le silence est retombé. On est restés assis, immobiles, pendant une heure peut-être.
Ian s’est levé et est parti discrètement.
Je ne comprenais rien à mes émotions. À cet instant, je détestais ce corps auquel j’étais liée. Pourquoi le départ de Ian me rendait-il triste ? Pourquoi était-ce douloureux de retrouver cette solitude que j’avais tant désirée ? Je voulais que le monstre revienne, voilà la vérité, et ce n’était pas normal, pas bien du tout.
Je ne suis pas restée seule longtemps. Peut-être Ian avait-il été le chercher ? Ou bien avait-il attendu le départ de mon ange gardien pour entrer en scène ?… mais ses petits sifflements étaient reconnaissables entre tous… Jeb !
Le bruit s’est arrêté à un mètre de moi ; il y a eu un clic ! assourdissant. Le faisceau jaune m’a brûlé les yeux. J’ai battu des paupières.
Jeb a posé la lampe, le faisceau dirigé vers le plafond. Il dessinait un cercle sur la voûte qui renvoyait à son tour un halo tout autour de nous.
Jeb s’est adossé contre le mur à côté de moi.
— Tu comptes te laisser mourir de faim ? C’est ça, le plan ?
J’ai regardé les pierres par terre.
Pour être tout à fait honnête, je savais que mon deuil était terminé. J’avais pleuré mes morts. Je n’avais connu ni cet enfant ni l’autre âme, même si nous avions, un moment, cohabité dans ces grottes de malheur. Je ne pouvais pleurer des étrangers pour le restant de mes jours. Et maintenant, la colère avait remplacé le chagrin.
— Si tu veux mourir, il existe des méthodes plus rapides et efficaces.
Comme si je ne le savais pas !
— Donne-moi à Doc, alors ! ai-je rétorqué.
Jeb n’était pas surpris de m’entendre parler. Il a hoché la tête en silence, comme s’il s’attendait à cette réplique de ma part.
— Tu crois qu’on va abandonner sans se battre, Vagabonde ? (La voix de Jeb était grave et sérieuse – une première.) Nous avons un instinct de survie plus prononcé que ça ! Bien sûr que nous voulons trouver le moyen de récupérer nos esprits ! Demain, la victime pourrait être n’importe lequel d’entre nous. Nous avons perdu tellement de gens que nous aimions… Ce n’est pas facile. Doc est ravagé de chagrin chaque fois, tu l’as vu de tes propres yeux. Mais c’est notre réalité, Gaby. C’est notre monde. Nous avons perdu la guerre. Nous sommes au bord de l’extinction. Alors nous essayons par tous les moyens de survivre.
Pour la première fois, Jeb me parlait comme si j’étais une âme et non une humaine. J’avais la sensation que la distinction avait toujours été évidente pour lui, qu’il la dissimulait par pure courtoisie.
Ses paroles n’étaient pas dénuées de fondement, je ne pouvais le nier. Le choc était passé. Je retrouvais mon discernement. Les âmes, par nature, savaient reconnaître la vérité.
Certains de ces humains étaient capables de voir la situation de mon point de vue ; Ian, tout au moins. Moi aussi, je pouvais me mettre à leur place. Ils étaient des monstres, mais des monstres qui avaient quelque raison de perpétrer des monstruosités…
Certes, la violence était toujours la solution la plus évidente à leurs yeux. Ils ne pouvaient imaginer une autre réponse. Avais-je le droit de les en blâmer ? Ils étaient limités par leurs gènes.
Je me suis éclairci la gorge, mais ma voix demeurait rauque, faute d’utilisation.
— Déchiqueter des bébés ne sauvera personne, Jeb. Et maintenant, ils sont tous morts, les miens comme les vôtres.
Il est resté un moment silencieux.
— On ne peut distinguer vos jeunes de vos adultes…
— C’est ce que j’ai vu !
— Les tiens n’épargnent pas non plus nos bébés.
— On ne les torture pas. Nous ne causons jamais de souffrance intentionnellement.
— Vous faites pire que ça. Vous nous effacez !
— Et vous, vous faites les deux !
— C’est vrai, oui. Parce que nous y sommes contraints. Nous devons continuer le combat. Nous n’avons pas d’autre choix : essayer et essayer encore. Sinon, autant s’asseoir dans un coin et se laisser mourir. (Il m’a regardée en levant un sourcil d’un air entendu.)
« Comme toi », semblait-il dire.
En lâchant un soupir, j’ai pris la bouteille d’eau que Ian avait laissée à mes pieds et j’ai bu une longue gorgée. Puis je me suis éclairci la gorge à nouveau.
— Vous n’y arriverez jamais, Jeb. Vous pouvez nous couper en rondelles, encore et encore, vous ne ferez que sacrifier des êtres pensants, dans les deux espèces. Nous ne voulons pas tuer, mais nos corps sont solides. Nos liens paraissent fins comme des cheveux, mais ils sont plus résistants que vos tissus. C’est ce qui s’est passé aujourd’hui, n’est-ce pas ? Doc a extrait deux de mes congénères en les découpant en morceaux, et leurs filaments ont tranché le cerveau de leurs hôtes.
— Comme un morceau de gruyère.
J’ai tressailli en concevant cette image en pensée.
— Cela me rend malade aussi, a repris le patriarche. Doc n’en peut plus. Chaque fois qu’il croit réussir, c’est une boucherie. Il a beau prendre le problème dans tous les sens, chaque tentative se solde par un carnage. Les âmes sont insensibles à nos sédatifs comme à nos poisons.
Ma voix a chevroté d’horreur.
— Évidemment ! Notre métabolisme est totalement différent du vôtre.
— Une fois, l’un des tiens a semblé comprendre ce qui se passait. Avant que Doc ait eu le temps d’endormir l’humain, le machin lui a déchiré le cerveau de l’intérieur. Bien sûr, on ne l’a su que lorsque Doc l’a ouvert. De l’extérieur, le gars avait simplement paru tomber dans les pommes.
J’étais surprise… impressionnée aussi. Cette âme devait être très courageuse. Je n’avais pas eu le cran de faire ça, même quand j’avais cru, au début, qu’ils allaient me torturer pour que je leur dise comment détacher une âme de son hôte. Je n’imaginais pas qu’ils essayaient d’obtenir des réponses en charcutant les leurs ; cette méthode d’investigation était tellement barbare et vaine qu’à aucun moment je n’avais pensé qu’ils la pratiquaient régulièrement.
— Jeb, nous sommes des créatures de taille relativement modeste ; nous dépendons entièrement de nos hôtes. Nous n’aurions pas survécu aussi longtemps sans un système de défense efficace.
— Je ne vous nie pas le droit d’avoir ces défenses. Je te dis simplement que nous allons continuer le combat, chaque fois que nous en aurons l’occasion. Nous ne voulons faire de mal à personne. Mais c’est le prix à payer. Car la lutte n’a pas de fin.
On s’est regardés en silence.
— Pourquoi ne demandes-tu pas à Doc de me couper en rondelles ? À quoi d’autre puis-je bien vous être utile ?
— Allons, Gaby. Ne sois pas ridicule. Les humains ne sont pas aussi logiques que ça. Nous avons une palette de nuances bien plus riche que vous entre le bien et le mal. En particulier vers le mal.
J’ai acquiescé d’un air sardonique, mais Jeb a poursuivi.
— Nous mettons l’individu au premier plan. C’est sans doute déplacé, si on raisonne froidement. Combien de personnes Paige, par exemple, serait-elle prête à sacrifier pour sauver la vie d’Andy ? Ça n’a aucun sens si on considère que tous les humains sont égaux. Il se trouve que tu es appréciée ici, en tant qu’individu. Certes, c’est tout aussi idiot du point de vue général de l’humanité. Mais des gens ici te feraient passer avant nombre d’humains. Et je fais partie de ce groupe, je le reconnais. Je te considère comme une amie, Gaby. Bien entendu, ça ne peut pas marcher si tu me hais.
— Je ne te hais pas, Jeb, mais…
— Mais ?
— Mais je ne vois pas comment je peux encore vivre ici en sachant que vous massacrez les miens dans la pièce à côté. Et, à l’évidence, je ne peux pas partir, non plus. Tu vois le problème se profiler ? Quel choix vous reste-t-il sinon de m’offrir au bistouri de Doc ? (J’ai frissonné malgré moi.)
— C’est un argument imparable. Nous ne pouvons te demander de vivre avec nous dans ces conditions.
Mon estomac s’est contracté.
— Si j’ai le choix, je préférerais que tu me tires une balle dans la tête.
Jeb a éclaté de rire.
— Oh, comme tu y vas ! Personne ne tire sur ses amis, ni ne les découpe en morceaux. Je sais que tu ne mens pas, Gaby. Si tu dis que nous n’y arriverons pas de cette façon, nous allons revoir notre stratégie. Je vais dire aux gars d’arrêter de ramener des âmes ici pour le moment. De toute façon, Doc est à bout. Il ne pourra pas supporter d’autres échecs.
— Mais toi, tu peux me mentir. Et je n’y verrai que du feu.
— Tu dois me faire confiance. Parce que je ne te tirerai pas une balle dans la tête, ni ne te laisserai mourir de faim. Alors mange, fillette. C’est un ordre.
J’ai pris une profonde inspiration pour m’éclaircir les idées. Étions-nous parvenus à un accord ? Ce n’était pas très clair. C’était la grande confusion dans ce corps. J’aimais bien trop les gens d’ici. C’étaient des amis. Des amis monstrueux que je ne pouvais voir sous leur vrai jour à cause du voile de l’affect.
Jeb a pris une grosse tranche de pain de maïs au miel et me l’a mise dans les mains.
La tartine s’est brisée dans ma paume, parsemant mes doigts de morceaux collants. J’ai poussé un nouveau soupir et j’ai léché les débris.
— Voilà qui est mieux ! On va sortir de cette impasse, fillette. On va trouver une solution. Il faut être positif.
— Être positif ? ai-je répété entre deux bouchées, en secouant la tête d’incrédulité.
Il n’y avait que Jeb pour…
Ian est arrivé. Quand il a vu la nourriture dans ma main, son expression m’a emplie de remords. C’était de la joie et du soulagement.
Non, je n’avais fait de mal à personne délibérément – jamais – mais j’avais fait souffrir Ian en voulant me faire souffrir moi-même. Les vies humaines étaient si intimement mêlées. C’était ingérable !
— Tu es là, Jeb, a-t-il dit à voix basse en s’asseyant devant nous. Jared a deviné que tu étais avec Gaby.
Je me suis déplacée vers lui ; mes bras étaient tout ankylosés. Et j’ai posé ma main sur la sienne.
— Pardon, ai-je murmuré.
Il a tourné la main pour serrer mes doigts.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser.
— J’aurais dû le savoir. Jeb avait raison. Bien sûr que la guerre continue pour vous. Comment pourrais-je vous le reprocher ?
— Avec toi ici, c’était différent. On aurait dû arrêter.
Mais ma présence ici n’avait fait que rendre le problème plus urgent. Comment m’arracher de ce corps et ramener Melanie ? Comment m’effacer pour lui rendre sa place ?
— Tous les coups sont permis. La guerre ne connaît pas de loi, ai-je murmuré en m’efforçant de sourire.
Il a répondu à mon sourire.
— L’amour non plus… Il ne faut pas oublier ses classiques.
— Bien, passons à la suite, a ajouté Jeb. Car je n’ai pas terminé.
Je l’ai regardé, intriguée. Qu’y avait-il encore ?
— Avant tout, reste calme. (Il a pris une grande inspiration.) Pas de panique, d’accord ?
Je me suis figée et j’ai serré plus fort la main de Ian.
— Tu vas lui dire ? s’est étonné Ian en jetant un regard inquiet au patriarche.
— Quoi ? ai-je hoqueté. Me dire quoi ?
Jeb avait de nouveau ce visage impénétrable de joueur de poker.
— Il s’agit de Jamie.
En entendant ce nom, le monde s’est écroulé autour de moi.
Depuis trois longues journées, j’étais redevenue Vagabonde, une âme parmi les Hommes. Gaby était soudain de retour, une âme troublée par des émotions humaines irrépressibles !
Je me suis levée d’un bond, entraînant Ian avec moi, ma main rivée à la sienne, puis j’ai été prise de vertige ; tout s’est mis à tourner.
— Doucement. J’ai dit : « Pas de panique ». Jamie va bien. Il se faisait juste un sang d’encre à ton sujet. Il a appris ce qui s’est passé et il ne cessait de demander à te voir – tu connais ce gamin, toujours à penser aux autres. Mais ce n’était pas une bonne idée, à mon avis. Je suis venu ici pour te demander de lui rendre visite. Mais tu ne peux y aller dans cet état. Tu as une tête de déterrée. Tu risques de lui faire peur. Assieds-toi et mange encore un peu.
— Et sa jambe ? ai-je demandé.
— Il y a une petite infection, a murmuré Ian. Doc ne veut pas qu’il bouge, sinon il serait venu te rejoindre il y a longtemps. Il a même fallu que Jared le sangle sur son lit, sinon il aurait désobéi.
Jeb a acquiescé.
— Jared a failli venir ici pour te ramener de force, mais je lui ai demandé de me laisser te parler d’abord. Si tu tombais dans les pommes devant le petit, cela lui ferait plus de mal que de bien.
Mon sang s’est glacé. C’était possible ça, chez les humains ?
— Vous l’avez soigné ?
— Il n’y a rien à faire, a répondu Jeb avec un haussement d’épaules fataliste. Le gamin est costaud. Il va se battre.
— Comment ça « Il n’y a rien à faire » ?
— C’est une infection bactérienne, a répondu Ian. On ne trouve plus d’antibiotiques.
— Parce que ça ne marche pas ! Les bactéries sont plus futées que vos médicaments. Il y a mieux à faire, forcément.
— Nous n’avons rien d’autre, a répondu Jeb. Le gamin est en pleine forme. Il faut attendre.
— Attendre ? (J’étais hébétée.)
— Mange quelque chose, a insisté Ian. Tu vas l’inquiéter s’il te voit comme ça.
Je me suis frotté les yeux, tentant de clarifier mes pensées.
Jamie était malade. Et ils n’avaient rien pour le soigner. Il fallait donc laisser l’infection évoluer, voir si son corps allait la vaincre ou…
— Non…, ai-je soufflé.
Je me tenais au bord de la tombe de Walter, j’écoutais le crissement des grains de sable tombant dans le trou béant.
— Non…, ai-je gémi, chassant ce souvenir.
Je me suis retournée comme un automate et j’ai marché à grands pas vers la sortie.
— Attends ! a lancé Ian. (Mais il ne m’a pas retenue. Il a laissé sa main dans la mienne et m’a emboîté le pas.)
Jeb m’a rejointe et m’a glissé de la nourriture dans la main.
— Mange ! Fais-le pour le gamin.
J’ai avalé une bouchée tout rond, sans goûter.
— Je savais qu’elle allait mal réagir, a grommelé Jeb.
— Pourquoi lui as-tu raconté, alors ? a répliqué Ian, agacé.
Jeb est resté silencieux. Pourquoi ce mutisme ? L’état de Jamie était-il plus critique encore que ce que j’imaginais ?
— Il est à l’infirmerie ? ai-je demandé d’une voix blanche.
— Non, non, rassure-toi, m’a répondu Ian. Il est dans votre chambre.
Je n’ai ressenti aucun soulagement. J’étais trop inquiète pour ça.
Pour Jamie, je serais retournée dans cette salle de torture, même si elle empestait encore le sang des miens.
J’ai à peine vu les salles que nous avons traversées ; je n’ai pas même remarqué qu’il faisait jour. Je gardais la tête baissée, je ne voulais pas croiser les yeux des autres humains qui s’arrêtaient sur notre passage pour m’observer. Je voulais simplement mettre un pied devant l’autre jusqu’à ce que je rejoigne Jamie.
Un petit groupe de personnes étaient massées devant l’entrée de la chambre. Le paravent de soie était ouvert, et ils tendaient le cou pour voir à l’intérieur. Je les connaissais tous… des amis à moi – des amis de Jamie. Que faisaient-ils là ? Jamie était-il donc si malade qu’il exigeait une surveillance continuelle ?
— Gaby, a articulé Heidi. Gaby est ici.
— Laissez-la entrer, a dit Wes. (Il a donné une tape dans le dos de Jeb.) Bon travail.
J’ai fendu le petit groupe de gens sans les regarder. Ils se sont écartés pour me laisser passer ; ils avaient vu que je marchais droit devant moi, comme une aveugle. L’effort qu’il me fallait déployer pour avancer phagocytait tous mes autres sens.
Il faisait clair dans la pièce au plafond haut. Il n’y avait pas grand-monde dans la chambre ; Doc ou Jared avaient fait sortir les gens. J’ai vaguement perçu la présence de Jared, adossé contre le mur du fond, ses mains jointes dans son dos – il se tenait ainsi quand il était inquiet. Doc était agenouillé auprès du grand lit où se trouvait Jamie, exactement à l’endroit où je l’avais laissé.
Le visage de Jamie était rouge et luisant de transpiration. La jambe droite de son jean avait été coupée, et le bandage retiré de sa blessure. L’entaille était moins grande que je ne m’y attendais. Moins horrible aussi. Juste une coupure de cinq centimètres, avec les bords bien nets. Mais le pourtour était violet, et la peau enflée, suintante.
— Gaby…, a soufflé Jamie en me voyant. Tu vas bien. Tant mieux. (Il a poussé un long soupir.)
Je me suis jetée à genoux à côté de lui, entraînant Ian avec moi. J’ai touché le front du garçon. Il était brûlant. Mon coude frottait contre le bras de Doc, mais je l’ai à peine remarqué. Doc s’est reculé. Je ne me suis pas retournée pour voir si son visage exprimait de l’aversion ou du remords.
— Jamie, mon bébé, comment te sens-tu ?
— Idiot, a-t-il répondu dans un sourire. Totalement idiot. Tu y crois, à ça ? (Il a désigné sa jambe.) Il y avait une chance sur un million.
J’ai trouvé une serviette sur son oreiller et je lui ai tamponné le front.
— Tu vas guérir ! ai-je promis. (Je ne m’attendais pas à entendre une telle ardeur dans ma voix.)
— Bien sûr. Ce n’est rien du tout. Mais Jared ne voulait pas me laisser aller te voir. (Il a eu soudain l’air grave.) J’ai appris pour… Gaby, je voulais…
— Chut ! Oublie ça. Si j’avais su que tu étais malade, je serais venue bien plus tôt.
— Je ne suis pas vraiment malade. C’est juste une infection de rien du tout. Mais je suis content que tu sois là. Je détestais ne pas savoir comment tu allais.
Je ne pouvais chasser la boule qui montait dans ma gorge. Mon Jamie, un monstre ? Jamais.
— Alors comme ça, tu faisais la classe à Wes le jour où on est rentrés ? a lancé Jamie en changeant de sujet, l’air hilare. J’aurais bien voulu voir ça ! Je parie que Melanie a adoré ça !
— Oui, elle a apprécié.
— Elle va bien ? Pas trop inquiète ?
— Bien sûr qu’elle est inquiète, ai-je murmuré, regardant ma main passer la serviette sur le front du garçon comme si c’était une autre qui avait cette attention.
Melanie.
Où était-elle ?
J’ai fouillé mon esprit, cherchant sa voix familière. Il n’y avait que le silence, partout. Pourquoi n’était-elle pas avec moi ? La peau de Jamie était brûlante sous mes doigts. Ce contact, cette chaleur maligne auraient dû lui procurer la même angoisse qu’à moi.
— Ça ne va pas ? a demandé Jamie. Gaby ?
— Je suis fatiguée. Excuse-moi, Jamie. J’ai la tête ailleurs.
Il m’a observée avec application.
— Tu as une sale tête.
Où était Melanie ? Qu’avais-je fait ?
— C’est parce que je ne me suis pas lavée depuis un moment.
— Je vais bien, Gaby. Tu devrais aller manger un morceau. Tu es toute pâle.
— Ne t’inquiète pas pour moi.
— Je vais te rapporter à manger, a annoncé Ian. Tu as faim, gamin ?
— Euh non, pas trop.
J’ai regardé fixement Jamie. Le petit était toujours affamé…
— Envoie quelqu’un, ai-je dit à Ian en serrant sa main plus fort.
— D’accord. (Son visage restait impassible, mais je sentais en lui à la fois la surprise et l’inquiétude.) Wes, tu veux bien aller chercher à manger ? Pour Gaby et pour Jamie aussi. Je suis certain que l’appétit lui sera revenu à ton retour.
J’ai observé le visage du garçon. Il était cramoisi, mais son regard était vif. Je pouvais l’abandonner quelques minutes…
— Jamie, cela ne te dérange pas si je vais me débarbouiller ? Je me sens si sale.
Il a froncé les sourcils en entendant ma voix de fausset.
— Bien sûr que non.
J’ai entraîné Ian encore une fois avec moi en me levant.
— Je reviens tout de suite. Promis, juré, cette fois !
Il a souri faiblement. J’ai senti un regard braqué sur moi quand je suis sortie de la pièce. Doc ? Jared ? Peu m’importait.
Dans le couloir, il ne restait plus que Jeb. Les autres étaient partis – rassurés, peut-être ? Le patriarche a incliné la tête sur le côté, comme s’il tentait de comprendre ce que j’avais en tête. Il n’en revenait pas de me voir quitter Jamie si vite, et si brusquement. Lui aussi avait noté la fausseté de mon explication.
J’ai pressé le pas sous la pression de ses yeux inquisiteurs, en tirant Ian derrière moi. J’ai entraîné mon chevalier servant jusqu’à l’endroit où tous les tunnels des dortoirs se rejoignaient. Au lieu de me diriger vers la grande place, je l’ai conduit dans l’un des tunnels obscurs, au hasard. L’important, c’était qu’il soit désert.
— Gaby…
— J’ai besoin de toi, Ian.
— Tout ce que tu veux. Tu le sais.
Je me suis arrêtée ; j’ai mis mes mains de chaque côté de son visage et j’ai regardé ses yeux. Je voyais à peine leur couleur bleue dans l’obscurité.
— Je veux que tu m’embrasses, Ian. Maintenant. Tout de suite.